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 « Seuil(s) » 

 

Poème chorégraphique pour un danseur

 

 

Temps 1 : « From there, slowly approaching »

 

Au commencement, la scène est plongée dans le noir. Il n'y a ni arbres, ni roches et pourtant nous sommes dans la forêt. Celle-ci n'apparaît pas mais s'entend comme une ambiance. Le son est une surface, une vibration: bruissements d'insectes, d'animaux nocturnes, le vent dans les feuillages.

La forêt comme matrice d'un événement: une sensation de voyage dans la nuit, dans une jungle épaisse où on ne peut pas tracer son chemin par la vue parce qu'on ne maîtrise rien et qu'on est obligé de se fier à son toucher en prenant en compte à chaque instant les sensations du corps.

Une nuit perturbée par une lumière qui, lentement, rend visible d'abord les contours d'un corps accroupi de dos, sorti de l'obscurité, puis la nuque. Les mains apparaissent ensuite, glissent l'une contre l'autre le long du dos, se rejoignent puis s'écartent, cherchent un chemin dans le noir.

 

La pièce se construira par un agencement d'intensités, d'états ressentis par le danseur formulés à partir du climat sonore pré-établi.

Il consistera en une série de lents mouvements: son corps presque nu en train de se relever ou se cambrer souplement – comme un animal - pour tâter l'air environnant puis se figer. Il se retourne. Son regard est suspendu à la nuit, à la faible lumière. On pourra le surprendre en train d'échanger son propre souffle avec le sol, cherchant le chemin que fait l'air dans ses poumons.

 

On entend soudain un lointain feulement long, isolé et mélancolique qui peut faire penser à celui d'un fauve. Stupeur. Solitude du regard qui cherche. Les bruissements de feuilles ou d'ailes d'oiseaux nocturnes s'estompent. Puis il émet un cri puissant qui résonne dans l'espace du plateau.

Il porte une main à son visage puis la retire en écartant les doigts. Il nous regarde. Ses lèvres bougent à peine. Son corps frémit..

 

Voix off : « Aller vers... vers...

La bouche voudrait dire...

voudrait tellement dire...

et vient la révolte de cette frustration,

de cette impuissance...

vient la révolte... »

 

Un reniflement nasal tout proche se fait entendre, une sorte de renâclement dans la nuit semblable à celui qu'émettent deux tigres qui se rencontrent sur un territoire neutre.

Ses paupières s'ouvrent et se referment. Est-ce un signe d'acceptation, de reconnaissance ? Est-ce l'appel de l'autre ? son semblable ?

Il se redresse soudain, félin. Sa voix rauque, puissante, crache des paroles incompréhensibles, des cris, des sons tandis qu'il s'approche d'un rectangle de lumière sur la scène, parcouru d'ombres vacillantes qui peuvent faire penser à un point d'eau.

Tout communique à travers sa danse: la douceur et la terreur, le familier et l'inquiétant. Une dimension sensorielle avec la nature et les êtres invisibles qui peuplent la forêt.

 

Il se tient maintenant à la lisière de cette zone de lumière sur le devant de la scène: il porte la main à ses yeux, à ses lèvres, le doigt touchant la langue. Il semble goûter quelque chose.

L'apparition énigmatique d'une ombre sculpturale drapée, immobile, vient s'inscrire maintenant au fond de la scène.

L'ombre apparaît par rétroprojection sur un écran ou une surface transparente.

Elle est cadrée de face, presque en pied pour accentuer sa hauteur. Ce choix d'image verticale condamnera le danseur à lever les yeux.

 

Son regard oscille entre peur, inquiétude, stupeur, interrogation et désir. Approche hésitante, presque immobile, de son corps qui va à la rencontre de de l'ombre. Il bouge une jambe, un pied mais c'est imperceptible.

Un mouvement qui n'en finit pas d'arriver: son pas va se poser et pourtant il se soulève comme si tout le poids du dedans tirait à lui le poids énorme de la forêt. Puis il avance dans une forme de marche mêlée de chutes rattrapées in extrémis. Détour et entour d'un trajet d'approche fait de mouvements épurés jusqu'à l'imminence du toucher.

 

L'ombre se dilue soudain sur l'écran qui devient une surface aquatique se déformant dans un vertige de miroitements.

Le visage du danseur apparaît ensuite sur l'écran. Son regard intense confère à son oeil une puissance de vision et d'orientation dans l'espace. Une puissance de « bourgeonnement », de poussée vers l'avant, interprétée sur scène par le danseur qui commence à tourner lentement sur lui-même puis de plus en plus rapidement en écartant les bras, la main droite tournée vers le ciel et la main gauche tournée vers le sol. Il tourne autour de son centre.

 

 

Temps 2 : « Standing, there »

 

La scène est plongée dans la pénombre.

Le danseur est debout, immobile, vêtu d'une veste noire ouvert sur son torse nu. Immobile, pas tout à fait, puisqu'on pourra le surprendre à faire un ou deux gestes: il porte la main à ses yeux, à ses lèvres, le doigt touchant la langue. Il semble goûter quelque chose.

 

Puis des images projetées en fond de scène se conjuguent avec l'extrême lenteur de ces gestes. Des séquences filmées aux premières lueurs du matin à Paris: la coupole blanche de l'Observatoire de Paris, l'extrémité de l'Ile aux Cygnes face à la Seine, le pont Neuf, les tours de béton, d'acier et de verre de la Bibliothèque Nationale. Tout en haut de la Tour des Lois, une inscription au néon: « Scintiller dans l'éclat ».

 

Derrière ce corps silencieux, des images de la ville bruyante maintenant.

Sur le (ou les écrans) l'existence d'une communauté affairée qui semble par moments jeter un regard furtif vers la scène ou atteste d'une inquiétude par l'association d'un regard d'un ou plusieurs passants. Etonnement. Stupeur.

L' homme « posé » là sur la scène n'a pas l'air d'être de la même nature que le monde. Il attire autant qu'il intrigue ou inquiète. On dirait un papillon « posé » là sur l'écran d'une ville que lui ne voit plus ou plutôt, il voit autre-chose...

 

Les images en fond de scène s'estompent...

« Solitude de l'oeil »

 

Voix off : « Rester là, tenir dans l'ombre

de la cicatrice en l'air.

Rester là, tenir,

pour-personne-et-pour rien.

Non-connu de quiconque,

pour toi,

seul.

Avec tout ce qui en cela possède de l'espace,

et même sans la

parole »

 

Quelques pas puis il disparaît dans le noir.

Son visage apparaît à nouveau dans la lumière puis son corps tout entier.

Il tend les bras, marche vers les spectateurs et disparaît à nouveau dans le noir.

 

 

 

Exposition / Intentions /

 

La pièce n'expose pas un récit mais un événement a lieu, laissant au spectateur une libre projection.

Quelle est la relation temporelle entre ces deux parties? Est-ce qu'elles se succèdent? Est-ce que la 2ème partie vient avant la 1ère? Dans un monde parallèle? Est-ce un souvenir? Le souvenir d'une vie antérieure? Un contenu de mémoire très ancienne qui a laissé en chacun de nous une trace, comme un bruit de fond, une humanité ancienne répétant au coeur de la forêt une scène d'une cérémonie, un rituel archaïque? Est-ce que c'est un contenu d'imaginaire? Un voyage dans la nuit vers la lumière ?

De seuil en seuil, le danseur devient le passage...

 

« Le présent qui dure se divise à chaque « instant » en deux directions, l'une orientée et dilatée vers le passé, l'autre contractée, se contractant vers l'avenir »

Gilles Deleuze

 

A l'occasion d'une résidence en juin 2013 à La Fonderie/Le Théâtre du Radeau au Mans nous avons menés un travail de recherche sur la 1ère partie du projet avec le danseur Jean-Gabriel Manolis et Olga Jirouskova scénographe lumière. 

 

« From there, slowly approaching » introduit une sobre architecture d'ombre et de lumière, libre de toute figuration.

Une partie du travail consiste à éclairer cette nuit. La lumière travaille le corps comme une matière ductile et malléable. 

 

Mon travail de réalisateur et de scénographe, c'est vraiment une question de ce qui est là, face à moi, les mains, le visage, le corps du danseur. Ressentir et capter des intensités. C'est le danseur qui est là et qui fait le spectacle. C'est par son travail, son canal à lui, par son médium à lui que le spectacle s'incarnera, que ce que je veux raconter s'incarnera. Mon travail consiste à suggérer ou former des images scéniques, de suggérer des mouvements du corps, des déplacements, des immobilités, développer un imaginaire et surtout alimenter une inspiration, c'est-à-dire un désir de créer et d'inventer ensemble dans une confiance mutuelle.

Est-ce qu'au terme de ce parcours la pièce atteint le spectateur? C'est là, pour moi, la question essentielle.

 

De la poésie à la chorégraphie

 

Qu'est-ce-que je vois ?

Le poème « Greffée sur l'oeil » de Paul Celan me dit quelque chose de l'image et surtout de la condition du visible. Parce que là, l'image apparaît comme une greffe qui sort de l'obscurité de la forêt. La forêt comme un endroit sauvage et la brindille sur la cornée comme greffon. L'oeil peut-il le supporter ? Quelque chose peut-être va naître. Cette « greffe » marque l'horizon d'un chemin. On reste suspendu à distance. On reste en suspens.

Ce qui différencie l'oeil des autres sens c'est que l'oeil ne peut opérer que hors du contact. La main touche ce qu'elle a à toucher, le son vient toucher l'oreille, la langue goûte ce qu'elle a sur elle. L'oeil ne peut voir que ce que vers quoi il n'a pas contact. Pourtant, la violence avec laquelle Paul Celan évoque le contact sur l'oeil, tout d'un coup, met en jeu un registre de la vision qui agresse, qui aveugle, qui fait que la seule chose qui entre en contact avec l'oeil, c'est la paupière sans qu'on souffre.


 

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